La Ronde de Schnitzler par Arthur Nauzyciel et le Théâtre National de Prague.

La beauté mélancolique d’une Ronde acculée à l’impasse.

La Ronde de Schnitzler par Arthur Nauzyciel et le Théâtre National de Prague.

Ecrivain et médecin, Arthur Schnitzler est un auteur emblématique de la littérature allemande de la première moitié du XX è siècle en Autriche-Hongrie, au coeur de la Mitteleuropa. Abandonnant le corps médical, il choisit l’écriture, analysant la dégradation des valeurs individuelles et culturelles.

Dans La Ronde, belle exploration de la nature des désirs, Arthur Schnitzler tend un miroir sans complaisance aux faux-semblants qui séparent les hommes et les femmes, soit dix scènes, dix rencontres qui n’ont pour seul objet personnel que de séduire l’autre, faire l’amour et se quitter.

Ce succès littéraire de 1903 a fait scandale pour pornographie ; censuré en 1904, il est l’objet de persécutions antisémites, l’auteur lui-même en fit interdire les représentations. Souvent boulevardière, la pièce livre l’analyse des rapports de classe - l’intimité des chambres à coucher.

Dix scènes, dix rencontres deux à deux : la prostituée et le soldat, le soldat et la femme de chambre, la femme de chambre et le jeune homme, le jeune homme et la femme mariée, la femme mariée et l’époux, l’époux et la grisette, la grisette et le poète, le poète et la comédienne, la comédienne et le comte, le comte et la prostituée. Des conditions sociales variables et variantes.

Arthur Nauzyciel, directeur du Théâtre National de Bretagne a pensé au Decameron de Boccace.

Les personnages de statut social autre usent des mêmes mots pour des schémas similaires de séduction - situations et motifs récurrents. Or, plus ils s’élèvent socialement, plus ils mentent, avancent masqués, prennent des détours. Pour Schnitzler, le sexe autorise la conquête sociale.

« Ce qui fait de la femme mariée, une bonne bourgeoise, c’est qu’elle trompe son mari et ment. Ce qui fait un bon bourgeois de son mari, c’est qu’il entretient une grisette. Le langage porte les masques et le mensonge. La prostituée cherche l’amour, le soldat probablement une jouissance momentanée, mais le jeune homme cherche à obtenir un statut social plus élevé auprès de la femme mariée. » (Marta Ljubkova, dramaturge, extraits du Journal de création, traduit du tchèque.)

Un rituel narratif qui repose sur le langage - les expressions quotidiennes, les images privilégiées : « Bonjour, Mon ange… », interpelle l’homme quel qu’il soit, s’adressant à la femme. Les êtres n’existent qu’à travers ce qu’ils disent, obéissant aux codes sociaux, à la rigidité des classes. Après l’acte, revient la question de la réalité improbable du sentiment amoureux : M’aimes-tu ?
Un monde sans amour ni attention mutuelle révélant un vide et un gouffre existentiels de vertige.

L’unique relation légale est celle entre la jeune femme et l’époux, les autres sont « illégitimes » et dangereuses - à l’époque, les risques sont élevés de grossesse et de syphilis. Le personnage de la comédienne est celui de la seule femme qui domine dans l’acte de séduction. Et seul le comte parle, non de plaisirs éphémères, mais d’amour et d’âme - annonciateur d’un monde assombri.

Sur fond de fascisme latent, ancrant son spectacle dans les années 30, Arthur Nauzyciel déploie cette fable entre réalité et rêve, pour raconter le moment de bascule entre deux mondes. Créé en République tchèque, le 3 novembre 2022, ce spectacle réunit dix interprètes du Théâtre National de Prague, fidèles collaborateurs artistiques d’Arthur Nauzyciel avec la chorégraphe Phia Ménard.

A travers le mouvement et la gestuelle des interprètes-spectateurs qui assistent dans le silence aux dialogues successifs des duos, la chorégraphie dessine l’expressionnisme subversif des postures physiques de l’acte sexuel - corps en reptation tressaillants, soubresauts, secousses…

Rêves ou réalité des êtres hésitants, entre l’ombre et la lumière, la veille et le sommeil. Pour décor, sous l’impressionnante arche obscure d’un bâtiment austro-hongrois ou viennois, et sur le mur architectural du mur de lointain qui monte haut dans les cintres, est reproduit le plan de Germania, la ville folle, rêvée par Hitler et dessinée par l’architecte Albert Speer, endroit équivoque fictif et prémonitoire d’où arriveraient et fuiraient les personnages - trouble avant-coureur, réel et fiction.

Un tram d’époque avec son phare central éblouissant de triste mémoire - un jouet de collection qu’on dirait enfantin - va-et-vient depuis l’ailleurs vers le cul-de-sac de l’Histoire. Les passagers apparaissent un à un, avant de s’en aller et de re-disparaître, hagards, on ne sait où.

Le spectacle allégorique ciselé - l’image d’un noir avenir préfiguré - propose la belle mélancolie d’une danse macabre - la satire sociale d’une égalité devant l’absence d’amour, le néant et la mort.

La Ronde d’Arthur Schnitzler, traduction de Paul Novotny, mise en scène Arthur Nauzyciel, dramaturgie Marta Ljubkova, chorégraphie Phia Ménard, lumières Scott Zielinski, scénographie Riccardo Hernandez, son Xavier Jacquot, costumes Marek Cpin. Avec les acteurs et actrices du Théâtre National de Prague, Jindriska Dudziakova, Vladimir Javorsky, Simon Krupa, Veronica Lazorcakova, David Matasek, Robert Miklus, Jana Pidrmanova, Gabriela Mikulkova, Pavlina Storkova, Petr Vancura. Du 23 au 26 novembre, dans le cadre du Festival TNB au Théâtre National de Bretagne à Rennes, du 15 au 27 novembre 2022.

Crédit photo : Petr Neubert.

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Véronique Hotte

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