La Grande Magie d’Eduardo De Filippo par Emmanuel Demarcy-Mota.
Quand les regards sur une même réalité divergent jusqu’à l’invention pure.
Théâtre dans le théâtre, La Grande Magie de Eduardo de Filippo (1900-1984) commence, telle une représentation : le magicien Otto Marvuglia - Serge Maggiani - fait disparaître le mari Calogero Di Spelta, pour un peu d’argent, une demande de la maîtresse pour s’enfuir avec l’amant infidèle.
Or, les rôles de l’amant, de la femme et du mari ont été inversés - choix judicieux - dans la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville. Et Calogero/Calogera est interprété/e avec acuité par la libre et radieuse Valérie Dashwood, dans le rôle de femme trompée par le mari, et non la situation inverse qui serait davantage répandue où la femme mystifie l’autre.
En imperméable et portant une valise à la main, l’interprète paraît sortie du théâtre de Pirandello.
Quatre années ont passé, l’illusionniste a persuadé la personne trompée que le temps écoulé correspond à la représentation théâtrale, que le disparu est enfermé dans un coffret qu’elle peut ouvrir quand elle en sera persuadée - drôle de doute sentimental. La métaphore fantastique et poétique oscille entre illusion et réalité, et l’esseulée se réfugie dans le refus du réel et du temps.
Le théâtre d’Eduardo De Filippo, écrit Célia Bussi, spécialiste de l’oeuvre de l’Italien, sonde les sentiments humains qui existent au-delà de la stricte culture napolitaine, ainsi la jalousie. Le conjoint ne supporte pas que l’on ait fait des photos de l’autre : il les soustrait, de même les négatifs qu’il brûle. Le public assiste à la scène de destruction et de violence.
Dans La Grande Magie, la mésentente conjugale mène à l’adultère, Calogero est trompé par Marta qui éprouve de l’ennui devant la monotonie de sa vie, signe d’un milieu social cossu et désenchanté. Elle joue un rôle de second plan, tentée par une relation extra-conjugale qui lui fasse oublier, un temps, le quotidien : à l’honneur, l’émancipation féminine et sa reconnaissance sociale.
A l’opposé, l’épouse du magicien est chargée de gérer le peu d’argent qu’Otto Marvuglia gagne avec ses spectacles. Elle veille à ce que le ménage survive, quand le mari est plongé dans la magie, expérimentant un nouveau tour qui donne l’impression d’applaudissements démultipliés - un rappel politique de triste mémoire de foules indignes, emportées par le fascisme de Mussolini.
« Après avoir regardé son mari avec un infini mépris », elle déclare non sans humour : « Non mais vous vous rendez compte devant quel irresponsable nous nous trouvons et, pour mon malheur, je me trouve ? Il pense à une multiplication d’applaudissements, et il ne pense pas qu’ici il y a une soustraction permanente d’argent. » (Célia Bussi, Eduardo De Filippo, Fabrique d’un théâtre en éternel renouveau, Sorbonne université Presse, 2021).
On évolue de la haute bourgeoisie de la protagoniste qui, aisée financièrement, est aidée d’un domestique, jusqu’à la précarité du petit artiste ambulant, le magicien Otto Marvuglia. Le tragique est présent dans la comédie avec la mort inattendue d’Amalia, la fille d’un acolyte du magicien.
La difficulté est d’aimer et de témoigner son amour : l’abandonné/e admet les erreurs commises : le manque de dialogue entre époux a provoqué la crise conjugale. Les relations néfastes dans les familles sont également exposées - les difficultés des êtres à communiquer entre eux. Ainsi, la famille du protagoniste fait une irruption soudaine inattendue, traçant un portrait familial affligeant .
Calogero/Calogera, attaché/e à un monde d’illusions, refuse la triste réalité d’être trompé/e par sa femme/ son mari ; implorant la pitié, il/elle lance au magicien : « Aide-moi. Aie pitié de moi. »
Face à cette disparition, le personnage cède à la tentation de croire aux belles paroles du magicien, un aveuglement volontaire et risqué. Quand l‘inéluctable réalité est dévoilée, le choc précipite celle qui a été trompée dans la démence. Le retour de l’infidèle devrait mettre fin à l’illusion, mais la victime ne peut revenir en arrière et simule la folie, à moins qu’elle ne soit réelle.
Une fidèle lecture didactique d’une pièce sombre et grave, résonant avec nos temps troubles dans lesquels les regards sur une même réalité peuvent diverger et se contredire jusqu’au mensonge.
La Grande Magie de Eduardo De Filippo, traduction Huguette Hatem, mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota, lumières Christophe Lemaire, Yves Collet, costumes Fanny Brouste, musique Arman Méliès, vidéo Renaud Rubiano, conseiller magie Hugues Protat. Avec la troupe du Théâtre de la Ville, Serge Maggiani, Valérie Dashwood, Marie-France Alvarez, Céline Carrère, JaurIs Casanova, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Gérard Maillet, Isis Ravel, Pascal Vuillemot. Du 7 au 23 décembre 2022 et du 3 au 8 janvier 2023, 20h, dimanche 15h, au Théâtre de la Ville - Espace Cardin. theatredelaville-paris.com
Crédit photo : Jean-Louis Fernandez.