Critique – Opéra & Classique

La Chauve-Souris, de Johann Strauss

Camp de concentration et opérette : l’oxymore maladroit

La Chauve-Souris, de Johann Strauss

Il est, nichés dans la Grande Histoire, les évènements discrets qui la fabriquent autant qu’ils ne la réveillent. En 1944, dans le camp de Terezin, des artistes faits prisonniers par les nazis montaient La Chauve-souris, comme un éclair d’espoir dans un ciel obstrué de barbarie. Célie Pauthe retient cet épisode pour mettre en scène l’opérette de Strauss. Antagonisme, opposition, oxymore : le noir des camps se mêle aux accents loufoques d’une opérette légère, sans parvenir à convaincre, sans grande réussite. Heureusement, il y avait ce soir les talents prometteurs des jeunes pensionnaires de l’Académie de l’Opéra national de Paris.

Pas de fosse ni d’orchestre pour cette Chauve-souris, les sept instrumentistes jouent sur scène une transcription de la partition de Strauss par Didier Puntos. Violon, alto, violoncelle, contrebasse, clarinette, flûte et piano : voici à quoi est réduit l’emphase viennoise. Si les musiciens livrent une prestation de qualité, le son manque de corps et d’épaisseur : ne cherchons pas les beaux volumes des cordes des valses viennoises, les bois chauds en cœur d’orchestre, les éclats et la rondeur des cuivres, le parti-pris « musique de chambre » ne peut nous l’offrir… Fayçal Karoui fait avec et s’en débrouille bien, il réussit avec adresse - aidé par la proximité directe - à marier le plateau vocal et cet orchestre miniature.

La voix pesante et le ton grave presque professoral de la metteuse en scène dans un message enregistré est diffusé en préambule. Les choix de Célie Pauthe sont difficiles à comprendre et à justifier. Elle choisit donc pour décor le camp de travail et de concentration de Terezin, lieu éphémère d’une représentation d’un soir de l’opérette de 1874. Ce sursaut d’espoir et de joie au cœur de la tragédie de l’Histoire méritait-il toutefois que l’on en fasse l’écrin d’une opérette légère aux traits épais, voire grivois ? Terezin est-elle le lieu indiqué pour accueillir quiproquos, humour bravache, travestissements et chants à boire ? La mémoire peut-elle être servie par l’oxymore ?

Si Célie Pauthe trouve dans le livret -qui ne manque pas de messages sociaux et sociétaux- des double-sens intéressants, on peine à se faire à cet univers sombre, aux décors gris (Guillaume Delaveau), à la vidéo (François Weber) qui montre lentement Terezin vide et froide… Au premier acte, les chanteurs semblent avoir rejoint la scène en tenue de ville sans être passés par les loges. Le deuxième acte montre de jolis costumes (Anaïs Romand) de fête, qui contribuent entre autres à sa réussite et sa superbe photographie. La prestation du comédien feignant l’ivresse au début du troisième acte mêle maladroitement humour manqué et images de propagande nazie, installant une gêne longue et latente.

Cette Chauve-souris présente une double distribution de chanteuses et chanteurs presque tous issus de l’Académie de l’Opéra national de Paris, dont on se réjouit d’entendre la fraîcheur et l’envie. Jouée en mars à Bobigny, la pièce voyagera ensuite à Besançon, Compiègne, Amiens et Grenoble.

C’est la distribution B que nous avons écoutée ce soir. Timothée Varon chante un Eisenstein juste et bien projeté au côté de sa femme à la scène, la Guatémaltèque Adriana Gonzalez qui convainc ici encore, comme lorsqu’elle emporte son auditoire avec un superbe czárdás hongrois. Coup de cœur pour la (très) jeune Liubov Medvedeva qui convoque assurance et fraîcheur dans une prestation de grande qualité. La voix est lumineuse, les nuances douces et recherchées : un grand succès ! Jean-François Marras fait un Alfred drôle au timbre clair ; Danylo Matviienko montre une voix parfaitement posée et beaucoup de charisme ; la mezzo égyptienne Farrah El Dibany assume parfaitement le rôle du Prince, grâce à de jolis teintes et des graves brumeux. Le reste de la distribution est de très bonne tenue, avec notamment la belle énergie du chœur Unikanti.

Le lien semble donc artificiel, bien lointain entre Terezin, camp de la mort et La chauve-souris opérette de vie. Mais la musique reste belle. Et porte l’espoir d’un bel avenir pour ces jeunes voix aux timbres prometteurs.

La Chauve-Souris de Johann Strauss, adaptation et transcription musicales Didier Puntos, direction musicale Fayçal Karoui, mise en scène Célie Pauthe, dramaturgie Denis Loubaton, décors Guillaume Delaveau, costumes Anaïs Romand, Lumières Sébastien Michaud, vidéo François Weber, chorégraphie Rodolphe Fouillot.
Musiciens de l’Académie de l’Opéra national de Paris et de l’Orchestre-Atelier Ostinato
Avec :
Gabriel von Eisenstein : Piotr Kumon (A), Timothée Varon (B)
Rosalinde : Angélique Boudeville (A), Adriana Gonzalez (B)
Adèle : Sarah Shine (A), Liubov Medvedeva (B)
Ida : Nelly Toffon (chœur Unikanti)
Alfred : Maciej Kwaśnikowski (A), Jean-François Marras (B)
Dr Falke : Alexandre York (A), Danylo Matviienko (B)
Dr Blind : Charles Guillemin (chœur Unikanti)
Frank : Tiago Matos
Prinz Orlofsky : Jeanne Ireland (A), Farrah El Dibany (B)
Ivan : chœur Unikanti
Frosch : Gilles Ostrowsky (comédien)

MC 93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, les 13, 15, 16, 19, 20, 22 et 23 mars 2019.
www.mc93.com, et www.operadeparis.fr, 01 41 60 72 72

En tournée :
 les 2 Scènes, à Besançon du 3 au 5 avril 2019
 Théâtre impérial de Compiègne, le 26 avril 2019
 Maison de la Culture d’Amiens, du 15 au 17 mai 2019
 MC2, à Grenoble, du 22 au 24 mai 2019

A propos de l'auteur
Quentin Laurens

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook