Critique – Opéra-Classique

LE CHATEAU DE BARBE BLEUE-LA VOIX HUMAINE - Béla Bartok/Francis Poulenc

L’exceptionnelle alchimie d’un doublé à l’envoûtante beauté

LE CHATEAU DE BARBE BLEUE-LA VOIX HUMAINE - Béla Bartok/Francis Poulenc

Triple triomphe pour cette nouvelle production de l’Opéra National de Paris. Pour sa direction d’orchestre raffinée, pour ses interprètes habités, pour la poésie de l’étrange de sa mise en scène. Le pont jeté entre Le Château de Barbe Bleue, l’unique opéra du hongrois Béla Bartók et La Voix Humaine, le monologue de Jean Cocteau mis en musique par Francis Poulenc, tisse un bouleversant lien de solitude entre les deux œuvres, chefs d’œuvre. La femme en est le pivot, son inconscient en est la trame.

Telle est en tout cas la vision que nous en offre Krzysztof Warlikowski, metteur en scène polonais dérangeant qui a si souvent divisé le public parisien. Les bravos et les huées avaient pris l’habitude de saluer ses réalisations (Iphigénie en Tauride de Gluck, L’Affaire Makropoulos de Janacek, Parsifal de Wagner- voir WT 1424 1532, 2124). Cette fois, il fait l’unanimité. Ce public aurait-il mûri ? Ou rajeuni ?

Barbe Bleue lance le doublé. La première scène est sans musique, vrombissement sourd, rideau aux plissés gris métal, micro, illusion d’un cabaret. Il en est l’illusionniste. En frac et cape, John Relyea est ce magicien de caf’conc’ exécutant des tours (lévitation, envol de colombe…). Puis Bartók se fait entendre et l’amuseur au timbre de basse envoûtant devient le maître d’un palais de mystères. La salle se reflète en noir et blanc sur la scène – un effet connu - puis laisse la place à des murailles de grisailles sautillantes. Judith, la nouvelle mariée, rousse aux rondeurs voluptueuses et aux aigus veloutés de la mezzo Ekaterina Gubanova veut connaître les secrets de l’homme que son corps et son âme désirent. Le couple plonge dans la sensualité de la musique de Bartók, lascive, violente dans laquelle leurs corps se nouent et se dénouent sur un canapé d’aujourd’hui. Les sept portes apparaissent en caissons de verre, des serres habitées d’énigmes qui glissent et se rangent l’une derrière l’autre. Un enfant apparaît, d’abord filmé en gros plan, puis pour de vrai, gamin en chaussette blanches. Enfant symbole de frustration ? La psychanalyse pointe son nez fureteur d’âmes. Judith rejoint ses sœurs d’amours brisées. Barbe Bleue renoue avec son exil intime.
La lecture de Warlikowski surfe sur les non-dits, sur l’inexprimable.

Une femme apparaît sans transition, comme si elle s’échappait des prisons de verre, longue fine, marchant à grandes enjambées. Le même canapé va l’accueillir. Le téléphone sonne. Elle répond sans décrocher. Cocteau a mis en mots déchirés le lamento d’une abandonnée qui s’accroche à la voix lointaine de l’homme qui est sa raison d’être. Poulenc a mis ces mots en musique à la fois claire et charnelle. Warlikowski va au-delà. Il filme l’anti-héroïne, d’abord en direct depuis les cintres de la scène. Images projetées sur un mur en réplique du sol sur lequel elle rampe et se cramponne. Puis il donne corps à son fantasme, la mort de l’homme trop aimé. Elle l’a tué. Il apparaît couvert de sang traversant les caissons de verre du décor.

« Elle » a le corps flexible, la voix aérienne de Barbara Hannigan, cette soprano canadienne rare qui crée un choc chaque fois qu’elle apparaît sur scène et s’y fait entendre (Lulu de Berg à Bruxelles, Passion de Dusapin à Paris, Written on skin de Benjamin et Crimp à Aix en Provence et Toulouse - voir WT 3485,2480, 3518). Sa présence hypnotique occupe l’espace, magnétise tout autour d’elle, traverse la salle. Sa voix se moule et coule dans toutes les inflexions de la musique et des mots.

Esa-Pekka Salonen emporte l’Orchestre de l’Opéra dans toutes les sinuosités des musiques de Bartók et de Poulenc, en continu de concentration mentale et physique. Et sans confusion : les deux compositeurs sont servis dans leurs identités profondes. La violence de l’amour les unit.

Exceptionnelle alchimie !

Le Château de Barbe Bleue – La Voix Humaine – Béla Bartók/Francis Poulenc. Orchestre de l’Opéra National de Paris, direction Esa-Pekka Salonen, mise en scène Krzysztof Warlikowski, décors et costumes Malgorzata Szczesniak, lumières Felice Ross, vidéo Denis Guéguin, chorégraphie Claude Bardouil. Avec John Relyea, Ekaterina Gubanova, Barbara Hannigan, Claude Bardouil.


Palais Garnier, les 23, 27, 29 novembre, 2, 4, 6, 8, 12 décembre à 19h30, le 29 novembre à 14h30, le 10 décembre à 20h30

08 92 89 90 90 - +33 1 72 29 35 35 – www.operadeparis.fr

Photos Bernd Uhlig

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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