Entretien avec Alain Surrans et Alexandra Lacroix

« L’opéra n’est pas une industrie »

La Région Pays de la Loire a fait parler d’elle fin 2024 après que sa présidente a annoncé des coupes drastiques, au nom de « la rigueur budgétaire ». Le directeur général et la future directrice générale d’Angers Nantes Opéra nous répondent.

« L'opéra n'est pas une industrie »

Comment avez-vous accueilli la nouvelle des coupes budgétaires de la région : 4% de budget de fonctionnement en moins pour Angers Nantes Opéra ? Y voyez-vous un acte politique ?
Alain Surrans : Il s’agit pour moi de la rupture d’un pacte républicain, qui s’était profondément renouvelé avec les lois de décentralisation des années 1980. Elles permettaient aux collectivités territoriales de s’émanciper de la tutelle de l’État et d’être impliquées dans l’ensemble des questions de développement territorial et de ne pas se cantonner à leurs obligations.

Pensez-vous que nous vivons une forme de recentralisation de la part de l’État ?
AS : Depuis 2007, l’État recentralise à outrance en déniant aux collectivités territoriales le droit d’avoir des recettes fiscales propres. Ces ressources ont été remplacées par des dotations fixes décidées par l’État alors que davantage de compétences leur sont confiées… On assiste à un étranglement : oui, l’État remet en cause la décentralisation. En revanche, quand c’est une collectivité qui d’elle-même décide de renoncer à ce qui n’est pas de l’ordre de ses compétences obligatoires, c’est une rupture du pacte moral. Si ces collectivités choisissent de ne plus participer à la vie sociale, sportive ou culturelle, alors elles deviennent malheureusement de simples gestionnaires de crédits d’investissement et de fonctions obligatoires. Ce n’est plus un organisme politique mais un organisme de gestion. J’y vois un décalage avec les discours que l’on entend sans cesse sur la proximité…
Alexandra Lacroix : Si la Région arrête de financer le fonctionnement et nos actions, nous risquons un repli dans nos murs et de moins pouvoir aller vers le public, de moins rayonner sur le territoire. Il y a là une contradiction selon moi. Je crois qu’il faut retrouver le chemin du dialogue avec tous les acteurs. Notre fonctionnement repose sur plusieurs jambes, nous devons viser notre autonomie grâce à l’implication de tous.

Devons-nous nous résigner à une approche exclusivement économique de la culture ?
AL : On ne peut pas raisonner avec une logique purement économique, où le mécénat finance la culture, où la culture doit être autonome et rentable. Nous risquons un appauvrissement culturel : s’il y a moins de moyens, ce qui est produit sera de moindre qualité, avec moins de temps de recherche et de création. Pour obtenir des chefs d’œuvre, il faut pouvoir oser, éprouver des chocs artistiques, prendre des risques… L’opéra a un impact durable : quelqu’un qui a vu un opéra enfant s’en souviendra toute sa vie, à la différence de spectacle plus rentable ou de divertissement ;
AS : L’opéra n’est pas une industrie musicale, nous ne sommes pas des producteurs d’objets musicaux de masse qui passent avec le temps. L’opéra fait vivre des expériences uniques, permises par une somme de personnes de haut niveau : des artisans, des artistes, des techniciens… L’opéra c’est du spectaculaire ! Pour un euro investi, c’est 1,5 euro rapporté, nous l’avons prouvé. Sans compter les bénéfices annexes : la restauration, l’hôtellerie, les spectateurs qui se déplacent, qui consomment, etc.

Pensez-vous que le modèle de la culture hors-Paris pâtit de ce genre de décision ?
AS  : Il s’agit en effet plus profondément de la question du rééquilibrage Paris-province, permis par l’action des collectivités territoriales. Avant la décentralisation, le niveau des orchestres de province était bien moins bon. Un musicien de l’orchestre gagnait 40% de moins en province qu’à Paris ! Ce n’est plus vrai aujourd’hui, on sait attirer des pointures internationales, heureuses de venir travailler à Nantes et d’apporter à l’orchestre. Si les collectivités territoriales se déresponsabilisent, on va revenir à ce décalage antérieur. On aura des spectacles exploités pendant six mois à Paris qui tourneront ensuite dans les zéniths.

Vous parliez de « développement territorial ». La culture joue-t-elle un rôle particulier en Pays de la Loire, différent d’autres régions ?
AL : Les Pays de la Loire vont de Saumur au Sud Vendée, en passant par Nantes ou la Mayenne, c’est une région a su créer son identité grâce à la culture, sur un territoire disparate. La région Pays de la Loire a une vraie vitalité, qui attire des entreprises et des habitants pour le « bon-vivre » et pour la vie culturelle intense. Couper dans la culture est une contradiction !

Quelles seront les implications concrètes des annonces de la région ? La programmation, les emplois, les artistes seront-ils touchés ?
AS : Malheureusement oui… Il faut dans ce cas réduire l’activité : l’automne n’accueillera plus que cinq représentations sur les deux villes, c’est la manière que nous avons trouvé pour boucler le budget malgré ces coupes. Et pour que ça ne pèse pas que sur les frais artistiques, nous allons devoir travailler sur les frais de fonctionnement, et donc sur les emplois permanents. Quand je suis arrivé, nous étions 106, nous sommes 96 aujourd’hui, nous avons déjà beaucoup serré…
AL : Il faut parler de la marge artistique [ndlr : la part restant pour les projets artistiques hors fonctionnement et frais permanents]. La baisse de 5% de notre budget de fonctionnement due aux coupes des collectivités, induit une baisse de 18% de notre marge artistique. En dix ans, la marge artistique a été divisée par deux, dû à un effet ciseau : moins de recettes, de subventions, et en parallèle une hausse mécaniques des dépenses.

Comment votre budget est-il construit aujourd’hui ?
AS : Nous avons une répartition à 70% de fonctionnement et 30% d’artistique, dévolus aux productions et aux concerts. Nous avons dû, au cours des dernières années, faire face à la stagnation des subventions et réduire au maximum les dépenses de fonctionnement : nous avons déjà fait toutes les économies que nous pouvions faire… Et nous avons subi cet effet terrible de l’inflation à 15% et des mesures sociales qui les ont accompagnées. C’est à cela que les hausses de subventions de 2024 ont servi : nous permettre de rééquilibrer une situation critique…

Réfléchissez-vous à une révision de la tarification, voire au renoncement à certaines politiques incitatives ?
AS : Nous allons certainement procéder à des révisions de tarifs, sans toucher les propositions plus favorables pour les jeunes et les moins favorisés. C’est le fondement de notre maison : avoir de l’opéra à un niveau international sans imposer des tarifs parisiens à nos spectateurs. Nous voulons continuer à faire de l’excellence artistique à des tarifs démocratiques, nous sommes dans une continuité depuis le XVIIIe siècle.

Le mécénat ne doit-il pas être une voie pour garder une forme de liberté ?
AS  : Nous avons moins de facilités en étant hors de Paris. Le mécénat, c’est aujourd’hui 200 000 € sur les 10 millions de notre budget, nous avons été coupés dans notre élan avec le covid.
AL : Le mécénat doit rester une solution parmi d’autres, il ne peut pas devenir majoritaire pour compenser le désengagement des collectivités territoriales.

Alexandra Lacroix, comment allez-vous gérer cette situation budgétaire délicate alors même que votre mandat n’a pas vraiment débuté ?
AL : C’est le baptême du feu. J’avais construit une programmation qu’il a fallu défaire, on a connu des départs plus stimulants ! Mais je dois trouver des solutions, et elles sont multiples. Le mécénat est une piste. Je crois que le dialogue avec la région et les autres collectivités doit reprendre. Des productions de l’envergure de La Traviata cette année vont devenir difficiles… Nous gérons encore le court-terme : après la sidération et la digestion, nous sommes dans la réaction.

Percevez-vous une menace réelle sur la pérennité de l’opéra à Angers et à Nantes ?
AL : Si l’on réduit trop la voilure, nous devrons montrer d’autres objets, des petites productions, du théâtre musical. Je crois que l’on se rapproche du point de bascule : veut-on toujours produire de l’opéra ? La diversité des formes est bien sûr intéressante, mais l’opéra, outre le bâtiment, c’est un savoir-faire, une expérience unique.

Propos recueillis à Nantes, le 31 janvier 2025.

Crédits photo : Camille Hervouet et Benjamin Lachenal

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Quentin Laurens

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