L’ingratitude et la tension

D’un programme a priori éclectique, Enrique Mazzola fait une leçon sur le thème de la tension en musique.

L'ingratitude et la tension

Il y a peu à voir, de prime abord, entre Mozart et Duruflé, à ceci près que l’un et l’autre ont écrit un requiem. Mais à l’écoute, en compagnie de la belle voix de Stéphanie d’Oustrac pour commencer la soirée avec Mozart puis la terminer avec le « Pie Jesu » du Requiem de Duruflé, le concert donné le 24 mars par l’Orchestre national d’Île-de-France n’était pas sans cohérence. L’air « Alma grande e nobil core », destiné à être inséré dans un opéra de Cimarosa, a tout d’une entrée en matière. (Imaginerait-on aujourd’hui une page de Pascal Dusapin se glissant dans un opéra de Philippe Boesmans ?) La soirée est intitulée « Lux aeterna » : l’héroïne, dans cet air de Mozart, ne veut pas (ou pas encore) accorder son pardon à l’ingrat ; mais au fil de la soirée, c’est la clémence qui s’imposera, jusqu’au « In paradisum » du Requiem de Duruflé.

Vient la Quarantième Symphonie du même Mozart, partition célèbre entre toutes, mais qu’Enrique Mazzola aborde de manière nerveuse, incisive, en marquant les contrastes. Preuve qu’un orchestre symphonique ne jouant pas sur instruments historiques est capable de donner toute sa fièvre à cette musique et renouveler entièrement le sentiment qu’on peut en avoir. L’Andante en particulier, a tout d’un ciel lourd de menaces, avec ses motifs obsédants passant d’un pupitre à l’autre. Étrangement, la tension retombe au début du finale, peut-être enchaîné trop vite au Menuetto, mais l’orchestre retrouve rapidement sa vigueur et conduit la musique vers un troublant sommet de violence et de lumière.

La question de la dynamique

La violence est-elle fonction de l’effectif ? de la dynamique ? Il faudrait en réalité parler ici de tension, de cette force interne à la musique qui, plutôt que de sidérer l’auditeur, s’empare de lui et ne le lâche plus. Voici que l’orchestre, précisément, s’étoffe à l’occasion de la pièce suivante, écrite pour une formation munie de cuivres et de percussions en grand nombre. Éric Tanguy avait composé une première version d’ In excelsis en 2009. Six ans plus tard, il a revu sa partition dans le sens de la concision. Un motif ascendant et descendant très repérable parcourt la pièce, dans un tumulte cuivré qui dément la promesse du titre. Nous ne sommes pas vraiment ici au plus haut des cieux mais dans un maelström qui a tout de la lutte avec les éléments.

Avec Maurice Duruflé, on change tout à fait d’univers. Son Requiem, donné ici dans sa version de 1947 pour grand orchestre, n’a rien d’une fresque à la manière de Berlioz, mais il ne se contente pas pour autant d’hériter de celui de Fauré, fait tout entier de confiance et d’humilité. Même si l’évocation du Dies irae est brièvement cantonnée à l’avant-dernier mouvement (« Libera me »), cette œuvre est portée autant par la ferveur que par l’angoisse. Les voix de femmes suspendues, dans l’Offertoire, répondent à des crescendos que le Chœur Vittoria aborde avec une belle vaillance. S’il se souvient parfois des contours de la Symphonie de psaumes de Stravinsky ou de telle page de Debussy, Duruflé n’a cependant pas ciselé son orchestration comme on aurait pu s’y attendre. N’était la couleur du cor anglais, qui traverse les tuttis, l’entrelacs des timbres laisse ici la place à une simplicité de conception qui préfère jouer sur les dynamiques et les ambiances, dont Enrique Mazzola fait ici les gages de la tension de la musique et du drame qui sourd en elle.

De Duruflé à Dutilleux

Ce Requiem, nous explique le programme de salle, fut « commandé par le régime de Vichy en 1941 ». Mais il est joué et entendu pour lui-même, sans que cette référence contingente vienne entacher sa puissance et sa beauté. Roger Désormière, qui en assura la création en 1947, avait d’ailleurs très bien compris que l’origine historique de l’œuvre devait s’effacer devant l’œuvre elle-même. Ce qui rend encore plus stupide et plus odieuse, par contraste, la décision prise par la Mairie de Paris de surseoir à la pose d’une plaque à la mémoire d’Henri Dutilleux sur le mur de l’immeuble où habitait le compositeur, rue Saint-Louis-en-l’Île, sous prétexte d’une brève partition composée en 1942. Il est vrai qu’on ne peut pas demander à des élus de notre triste époque – qui avaient choisi paraît-il de graver sur ladite plaque « Henri Dutilleux, compositeur de musique contemporaine » (sic) – de célébrer un musicien parce qu’il a fait de la musique. Non, on préfère oublier l’artiste en lui et le faire redescendre à toute force dans l’Histoire et dans la Politique, fût-ce au prix de la pire mauvaise foi.

Un musicien est l’otage de ceux qu’aveuglent l’inculture et l’idéologie : on a décidément peu envie d’accorder son pardon à de pareils ingrats.

photographie : Maurice Duruflé à l’orgue

Mozart : « Alma grande e nobil core » - Symphonie n° 40. Tanguy : In excelsis. Duruflé : Requiem. Stéphanie d’Oustrac, mezzo-soprano ; Chœur régional Vittoria d’Île-de-France (dir. Michel Piquemal) ; Orchestre national d’Île-de-France, dir. Enrique Mazzola. Philharmonie de Paris, 24 mars 2015. Ce concert sera redonné le 26 mars au Théâtre Alexandre-Dumas de Saint-Germain-en-Laye, le 27 mars à l’Opéra de Massy et le 28 mars au Centre culturel Saint-Ayoul de Provins.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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