L’hôtel du Libre-échange de Georges Feydeau et Maurice Desvallières
Belle entrée au répertoire
Cette comédie de Feydeau, plus que tout autre, règle leur compte à nos petites et grandes faiblesses avec un mordant jubilatoire. « Les hommes sont tous menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels ; les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées » ; ainsi Musset parle-t-il de la nature humaine mais en bon romantique, il la sauve par l’amour qui transcende tout. Feydeau n’accorde aucune rédemption à ses personnages, épinglés pour l’éternité dans leur médiocre condition et sous leur plus mauvais profil. Alain Françon en avait d’ailleurs accentué le trait en tirant avec bonheur la pièce vers son côté le plus noir. Isabelle Nanty fait un choix très différent en faisant ressortir la part d’inconscience, la part d’enfance de chacun, aussi bien dans la mise en scène que par le jeu des comédiens. Elle joue avec finesse de la fameuse mécanique, ressort interne de la comédie, en montrant combien tous se trouvent dépassés par ce qu’ils ont eux-mêmes mis en route, facteur de comique efficace. Les personnages se retrouvent mis à nu, désemparés et touchants. Car leurs gesticulations n’expriment-elles pas une inconsciente quête d’amour (retour à Musset..), un désir de rompre la solitude engendrée par les artifices et les règles propres à leur classe bourgeoise ? Une pulsion de vie pour s’arracher au carcan social qui les étouffe ?
Deux couples, les Pinglet et leurs amis Paillardin. Madame Pinglet est une petite personne fort irritable, excellente Anne Kessler, nerveuse, impatiente ; comme montée sur ressort, elle peine à maîtriser l’agitation de son corps. Son mari, monsieur Pinglet, architecte (Michel Vuillermoz, désarmant de fausse innocence), ne bouderait pas quelques petites aventures licencieuses. Il profite de la colère de madame Paillardin (Florence Viala joue délicieusement la prude qui rêve de se dévergonder) contre son mari (Jérôme Pouly parfait dans le rôle du brave type plutôt porté sur l’alcool) qui, dit-elle, la néglige trop, pour lui suggérer de se venger en passant une nuit à l’hôtel avec lui. Aussi quand madame Pinglet lit à monsieur Pinglet sur un ton choqué l’annonce suivante : « Sécurité et discrétion ! Hôtel du Libre-Échange, 220, rue de Provence ! Recommandé aux gens mariés... ensemble ou séparément ! », elle n’imagine pas que c’est justement là que monsieur Pinglet a fixé son rendez-vous coquin. Comme un fait exprès, tout le monde se retrouve dans cet hôtel borgne pour un chassé-croisé nocturne où les portes n’en finissent pas de claquer sous les yeux étonnés du tenancier Bastien (Laurent Lafitte) et de Boulot (Bakary Sangaré). La fièvre monte d’un cran avec l’irruption tonitruante d’un client mécontent (Bruno Raffaelli). Paillardin est venu expertiser la chambre hantée et en sera pour ses frais ; monsieur Mathieu (Christian Hecq), sans-gêne et bègue selon la météo, et ses quatre filles sont descendus là pour une nuit, n’ayant pas réussi à se faire héberger par Pinglet. Sans oublier Maxime, le neveu de Paillardin (Julien Frison) qui a cédé aux charmes de la soubrette de Pinglet (Pauline Clément). Le pot-aux-roses une fois révélé, les petits arrangements avec la morale éventés, tout est bon pour se sauver de cette embrouille accablante.
Christian Lacroix, familier de la Comédie-Française a réalisé les costumes et pour la première fois la scénographie et c’est une belle réussite. Il a fait son miel des sources d’inspiration proposées par Isabelle Nanty qui souhaitait ancrer les personnages dans leur époque sans verser dans la couleur locale. On passe du beau bureau de Pinglet doté d’une verrière, à travers laquelle on devine les bruits extérieurs (la pluie, le chant des oiseaux, les chanteurs des rues), à l’hôtel vu en coupe, ce qui rend le spectateur complice de l’auteur en lui permettant d’anticiper les actions. L’hôtel borgne est en sous-sol ; au niveau de la rue, dessinée d’un trait désinvolte, un cabaret et quelques chansons d’époque joliment interprétées par Laurent Lafitte (écho des couplets imaginés par Feydeau et rarement joués). La scénographie est belle, harmonieuse et dynamique, joyeuse, rythmée, d’une claire lisibilité, parfaitement accordée à la mise en scène. Les comédiens sont excellents, jamais dans la caricature, au plus près de l’humanité de leurs personnages, pathétiques et risibles dans leurs efforts désespérés pour survivre. Une belle entrée au répertoire pour cette pièce qui connut un succès immédiat en 1894.
L’hôtel du libre-échange de Georges Feydeau et Maurice Desvallières. Mise en scène Isabelle Nanty. Scénographie et costumes, Christian Lacroix. Lumières Laurent Béal.
Arrangements musicaux Vincent Leterme.
Travail chorégraphique Xavier Legrand. Avec Thierry Hancisse en alternance avec Christian Hecq, Anne Kessler, Bruno Raffaelli, Alain Lenglet, Florence Viala, Jérôme Pouly, Michel Vuillermoz, Bakary Sangaré, Laurent Lafitte, Rebecca Marder, Pauline Clément, Julien Frison et les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française Marina Cappe,
Tristan Cottin,
Ji Su Jeong, Amaranta Kun,
Pierre Ostoya Magnin, Axel Mandron. A la Comédie-Française jusqu’au 25 juillet 2019 à 20h30. Matinée, dimanche à 14h. Résa : 01 44 58 15 15.
www.comedie-francaise.fr
© Brigitte Enguérand, coll. Comédie-Française.