Critique – Opéra & Classique

L’Ombre de Venceslao de Martin Matalon, Jorge Lavelli et Copi

L’absurde surréaliste de Copi mis en scène et en musique

 L'Ombre de Venceslao de Martin Matalon, Jorge Lavelli et Copi

C’est presque une histoire de famille, une famille disparate qui a pour foyer l’Argentine. Une Argentine entre racines et phantasmes. L’Argentine de l’exil.
Sur ce thème, piloté par trois enfants du pays, vient de naître un nouvel opéra aux senteurs d’un absurde surréaliste, L’Ombre de Venceslao de Martin Matalon, compositeur, Jorge Lavelli, traducteur et metteur en scène et Copi, auteur de la pièce de théâtre éponyme qui en fournit les situations et le livret.

Son univers loufoque avait déjà inspiré le franco-argentin Oscar Strasnoy qui mit en opéra son Cachafaz cannibale (voir WT 2602 du 19 décembre 2010)
La création de son Ombre de Venceslao, œuvre atypique, a eu lieu à l’Opéra de Rennes en co-production du CFPL, Centre Français de Production Lyrique qui lui assurera une importante tournée en France et en Amérique Latine.*

On y retrouve, en sons, en images, en distorsions, l’univers de ce poète, romancier, acteur, dessinateur de l’incongru que fut Raoul Natalio Roque Damonte dit Copi, surnom affectueux que sa grand-mère lui attribua à cause d’une boucle de cheveu qui se dressait sur sa tête d’enfant (d’après l’espagnol copo/flocon). Né en 1939 à Buenos Aires, il restera l’enfant Copi jusqu’à sa mort à Paris en 1987. De la mi-temps des années 60 jusqu’à la fin des années 70 – et au-delà - il sera l’une des figures emblématiques de cette faune d’innovateurs que furent ces « Les Argentins de Paris », une bande de garçons et de filles qui roulaient les « r » et les hanches en réinventant le théâtre de leur temps. Jorge Lavelli, Jérôme Savary, Alfredo Arias et son groupe TSE, un sigle qui délibérément ne signifie rien, les comédiens Marucha et Facundo Bo en estampillèrent le parcours.

Profil d’oiseau, regard de faon

Copi, silhouette d’adolescent gracile, profil d’oiseau, regard de faon, était entré dans le monde de la presse en dessinant toutes les semaines pour Le Nouvel Observateur les papotages qu’une grosse femme assise échangeait avec un poulet benêt. Il y avait quelque chose d’irréel en lui et son théâtre, comme un miroir, abordait une réalité qui, ne pouvant pas, ne voulant pas dire son nom, se réfugiait dans la parodie et le grotesque onirique. L’Homosexuel ou la difficulté de s’exprimer, Le Bal des Folles, Eva Peron, Les Quatre Jumelles jusqu’à cette Visite Inopportune où rode la mort que, atteint du sida, il savait proche, jalonnèrent une œuvre qui était et restera, comme lui, en marge des usages et des idées reçues.

Jorge Lavelli, metteur en scène prolifique de théâtre et d’opéra, pionnier des formes et des langages son temps, premier directeur du Théâtre de la Colline (1988-1996) fut le fidèle compagnon de route de Copi dès ses premiers balbutiements scéniques. Il monta pratiquement toutes ses pièces dont Copi venait en confidence lui lire les manuscrits griffonnés dans un cahier d’écolier.

L’Ombre de Venceslao/La Sombra de Venceslao constitue une sorte de parenthèse dans son cheminement théâtral car, contrairement à ses autres pièces, il la rédigea en espagnol d’Argentine ou plus exactement en espagnol de la pampa, un langage au goût de pierres et de poussière, de vent et de sécheresse. Son titre, son climat lui fut inspiré par une œuvre phare de la littérature argentine, Don Segura Sombra de Ricardo Güiraldès. Un « gaucho » nommé Venceslao, sorte de Don Quichotte erre en solitude dans les plaines désertiques de la pampa, à la recherche de sa liberté intime, de la justice du monde, de l’amour inaccessible, du bonheur impénétrable. La pièce ne fut jamais montée du vivant de Copi. Lavelli la traduisit en complicité avec Dominique Poulange et la révéla en 1999 au public au Théâtre de la Tempête.

La rage de danser

On y croise Rogelio, le fils que Venceslao a eu avec sa première femme – qui vient de mourir -, et China la fille engendrée avec Mechita, sa maîtresse. A moitié frère et sœur, ils n’en sont pas moins follement amoureux l’un de l’autre. Le vieux Largui, soupirant transi de Mechita, accompagne la tribu dans une carriole tirée par le cheval Gueule de Rat, tandis que Coco Pellegrino, danseur de tango communique la rage de danser à China. Un perroquet effronté commente leurs pérégrinations. Un singe complète leur bestiaire. Les uns vont rôder dans la pampa en quête d’une cascade d’eau, les autres se perdront dans la grande ville de Buenos Aires. Certains mourront de maladie ou de mort violente, Venceslao, se considérant en fin de parcours, se pendra. Sans tristesse. Son ombre viendra saluer Mechita pour un « au revoir » déguisé en un à bientôt ».

Dissonances et soubresauts électroniques

Né en 1958 à Buenos Aires, le compositeur argentin Matalon est le cadet des bâtisseurs de cette Ombre de Venceslao, son premier opéra. Il n’a pas connu Copi mais Lavelli lui en a transmis le plaisir de l’étrangeté qui correspond assez à sa marque de fabrique musicale. Une musique d’aujourd’hui, atonale, peuplée de dissonances et de soubresauts électroniques. Auteur notamment de Contes musicaux, de musiques de films il a l’habitude d’habiller de sons les mots, les images et les situations. Sur ceux du livret de Jorge Lavelli - fidèle à la pièce moyennant quelques coupures – il a su garder une sobriété d’effets. Deux orages lui laissent le libre usage de percussions déferlantes, de bassons rageurs, de flûtes acidulées, de contrebasses gémissantes. Mais il se calme jusqu’au silence durant les intermèdes parlés, et, pour les passages chantés se contente d’accompagner en soutien les lignes vocales. Et surtout il reste corps à corps avec son Argentine, les pulsions de ses tangos mâtinés de jazz que quatre bandonéonistes font palpiter en interlude puis en marche funèbre.

Mise en scène simple de Lavelli, en découpes rapides de scènes en scènes, décors élégants dans un espace nu presque neutre que quatre assistants garnissent en silence de mobiliers ambulants et d’accessoires. Des fumigènes, des images projetées en vidéo, une toile blanche tombant des cintres en commentent les stations. Dommage que le sol en parquet lustré illustre à rebours les terres et plaines d’une pampa sauvage.

Le pari de la jeunesse

Les chanteurs sont jeunes – c’est le pari de la CFPL – et ils se fondent dans leurs personnages – de tous âges – passant avec naturel du langage parlé aux airs chantées et en y ajoutant une souplesse physique de danseurs ou acrobates. Le baryton Thibaut Desplantes donne à Venceslao des allures de cow-boy de western spaghettis, le jeu est bougon, la voix sans grande puissance garde pourtant du relief, Sarah Laulan, mezzo contralto campe une Mechita sensuelle de timbre et de corps, Ziad Nehme, jeune ténor libanais fait le gamin amoureux casse-cou en Rugelio, Mathieu Gardon , frais baryton se glisse avec aisance dans la peau du vieux Larghi. Mention spéciale pour la soprano colorature suisse Estelle Poscio capable à la fois de pousser des aigus en stridence aérienne et de danser le tango en souplesse virevoltante. Avec pour partenaire et maître, le magnifique danseur Jorge Rodriguez/Coco Pellegrino, elle fut à bonne école. Singe et cheval, le bestiaire a lui aussi trouvé en Germain Nayl et Ismaël Ruggero des exécutants hautement drôlatiques. Un seul regret : la voix préenregistrée du perroquet par David Matisse est peu audible, ses incartades et insolences foutraques sont noyées.

L’Orchestre Symphonique de Bretagne se laisse emporter par les franches battues du chef argentin Ernest Martinez Izquierdo.

*Après Rennes, cet Ombre de Venceslao va sillonner le sol de la métropole, d’Avignon à Bordeaux, en passant par Marseille, Toulon, Montpellier, Reims, Toulouse, Clermont-Auvergne.

Il se fera ensuite une nouvelle jeunesse au Teatro Municipal de Santiago du Chili et au Teatro Colon de Buenos Aires où le texte original en espagnol de la pampa reprendra vie. Matalon qui a construit sa musique sur celle des mots de la langue française devra peut-être revoir sa copie.

L’Ombre de Venceslao de Martin Matalon d’après Copi, traduction, livret et mise en scène de Jorge Lavelli. Orchestre symphonique de Bretagne, direction Ernest Martinez Izquierdo, décors Ricardo Sanchez Cuerda, lumières Jean Lapeyre et Jorge Lavelli, collaboration artistique Dominique Poulange. Avec Thibaut Desplantes, Ziad Nehme, Estelle Poscio, Sarah Laulan, Mathieu Gardon, Jorge Rodriguez, Germain Nayl, Ismaël Ruggerio, David Matisse.

Création à l’Opéra de Rennes - du 12 au 16 octobre 2016

Photos Laurent Guizard

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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