Franz Liszt, deux siècles de solitude

Franz Liszt, deux siècles de solitude

Nommé commissaire général de l’année Liszt, Jean-Yves Clément vient de publier un livre sur un musicien flamboyant qui reste toujours difficile à cerner : virtuose et mystique, prodigue puis désabusé, Franz Liszt (1811-1886) mérite d’abord qu’on écoute sa musique.

Jean-Yves Clément, que peut attendre Liszt d’une année-anniversaire ?
 D’être installé définitivement au panthéon des grands musiciens, car il est traité par beaucoup comme un second couteau. Même son ami Berlioz, qu’il a sans cesse défendu, a été injuste avec lui. Au cours du XXe siècle les choses n’ont guère changé. Il est temps de réhabiliter l’homme et surtout l’œuvre. On peut compter sur les années Liszt qui seront fêtées aussi en Hongrie et en Allemagne. Et en France sur la redécouverte de vastes partitions comme la Dante-Symphonie, que l’orchestre Les Siècles va faire tourner, ou comme l’oratorio Christus.

Vous parliez de l’homme : Liszt n’est-il pas définitivement le Don Juan de l’Histoire de la musique ?
 Oui et non, et d’ailleurs méfions-nous toujours des étiquettes abusives. Liszt ne s’est jamais trouvé, ou plutôt il s’est trouvé dès le début car le dernier Liszt, si on l’observe bien, si on l’écoute bien surtout, ressemble au premier. La même dimension spirituelle, très éloignée de l’esprit salonnard, les unit. Et puis, Liszt a eu la force, à trente-six ans, de s’arracher à son destin de pianiste couvert de gloire et de s’installer à Weimar pour composer, pour servir la musique de ses contemporains, pour fonder une nouvelle Athènes sur les traces de Bach et de Goethe. Qui le sait ?

Qu’a-t-il fait de plus beau et de plus grand, à Weimar, en tant que compositeur ?
 C’est là qu’il a fixé l’essentiel de ses œuvres précédemment esquissées et qu’il a composé la Faust-Symphonie et la Sonate en si mineur, deux de ses partitions les plus stupéfiantes. C’est là aussi qu’il a écrit douze de ses treize poèmes symphoniques, qui ne se résument pas aux seuls Préludes. Ecoutez l’Héroïde funèbre, par exemple : merveilleux ! Tous les poèmes symphoniques de Liszt sont des interrogations sur la vie, ils transcendent la musique à programme. Même si Liszt a inventé le genre du poème symphonique, dont Richard Strauss après lui fera son miel, le programme reste pour lui un aiguillon, un prétexte qui fertilise la musique.

En même temps, vous démolissez l’idée reçue selon laquelle Liszt aurait été heureux à Weimar…
 Comme je vous l’ai dit, il voulait y réinventer l’Allemagne de Bach, à la faveur de sa nouvelle vie : une ville où se fixer, une princesse complice, un théâtre à sa disposition, un orchestre, etc. Or, il va se heurter aux préjugés locaux et c’est à Weimar qu’il va virer dans la mélancolie, une mélancolie qui d’ailleurs était là souterrainement depuis le début, et qui ne le quittera plus jusqu’à la fin. La fin ! Relégué dans un coin de chambre à Bayreuth, presque oublié par sa fille Cosima, la femme de Wagner ! Quand Liszt est mort, on aurait dû demander à Bülow de jouer sa transcription de la Mort d’Isolde, par exemple ! Mais non, Liszt est mort comme un Christ.

Vous avez cité Richard Strauss : justement, Liszt est souvent présenté comme un trait d’union, un compositeur qui annoncerait Debussy, Fauré, Bartok, Chostakovitch, un maillon dans la grande chaîne du progrès qui conduit à je ne sais quelle rédemption. Ne faut-il pas en finir avec ces visions déterministes ?
 Schoenberg lui-même dit que sa musique est plus importante que celle de Wagner…

Il qualifie aussi Brahms de musicien « progressiste » !
 Liszt, comme tous les derniers prophètes, a vu de façon nietzschéenne que la musique allait décliner. C’est une notion qui me fascine, car la décadence est un moteur de la création. Voyez aussi Scriabine, cet autre grand musicien du déclin. Il y a une dimension viscontienne dans la perception de la décadence. Par ailleurs, j’aime bien les correspondances. Strauss héritier de Liszt, c’est évident. Et il m’arrive, quand j’écoute Liszt, de penser à Tchaïkovski ou d’entendre d’autres musiciens, postérieurs….

Oui mais c’est parce que vous les connaissez ! Il est facile de reconstituer ainsi toute l’histoire de la musique à partir de notre époque. Et puis, pensez à ceux qui n’aiment pas la musique dite contemporaine. Il leur serait facile de vous rétorquer, si vous leur dite que Liszt conduit à l’école de Vienne, à Boulez et à Nono : quoi, tout ça pour ça ?...
 Pour vous rassurer, j’aime aussi en soi des œuvres comme le Psaume XIII, Christus, la Sonate, la Faust-Symphonie ! Et puis, dépassons ces considérations historicistes. Après tout, Liszt aimait aussi Schumann, dont il a fait représenter Genoveva à Weimar, et Bach, qui était son dieu. La vie de Liszt est un parcours, elle est longue, comme une arche, elle se déploie. C’est un monde, même si Liszt, comme tous les artistes d’ailleurs, puise dans ceux qui le précèdent, et laisse à son tour un héritage.

Dans le livre que vous venez de faire paraître, vous avouez ne pas adhérer entièrement au Liszt de la fin. Vous employez même le mot « indigent » à propos de certaines pièces qu’il est convenu de porter aux nues…
 Moi j’aime les Rhapsodies hongroises, les Années de pèlerinage, les Etudes d’exécution transcendante, les Harmonies poétiques et religieuses. Mais il existe aussi un Liszt amer, pessimiste, qui à la fin de sa vie abuse du cognac et fait du Desproges musical. Je ne confonds pas un aphorisme brillant avec un roman de Musil. Il ne faut pas prendre tout au sérieux dans les pièces des dernières années, même si on y trouve des réussites comme les Lugubres gondoles ou Nuages gris. Liszt n’est pas Webern, la Csardas macabre ne vaut pas la Sonate en si mineur, et Via crucis, quand la musique part en lambeaux, n’est pas à la hauteur de Christus. Quand vous pensez qu’à la même époque Liszt compose la troisième Année de pèlerinage avec les sublimes « Jeux d’eau à la Villa d’Este » et « Cyprès à la villa d’Este »... Il ne faut pas confondre aspiration vers le vide bouddhiste et manque d’inspiration.

Vous défendez avec conviction les lieder, qui sont habituellement considérés comme marginaux dans l’œuvre de Liszt et marginaux dans l’univers du lied…
 Il suffit d’écouter le coffret ahurissant de Dietrich Fischer-Dieskau avec le pianiste Daniel Barenboïm, pour se rendre compte du magnifique apport de Liszt à l’univers du lied, qui d’ailleurs ne se contente pas d’écrire sur des poèmes allemands mais choisit également des textes en italien, en français, etc.. Il y en a une dizaine qui valent les plus grandes réussites de Schubert et de Schumann. Dans Die Drei Zigeuner la partie de piano est rhapsodique d’une manière éblouissante.

Une autre de vos intuitions séduisantes concerne la forme libre : Liszt, compositeur itinérant, aurait créé, à force d’improvisations, une forme échappant aux canons de la variation, du rondo, de la forme-sonate…
 Oui, Liszt souffre d’une incapacité féconde à ne pas fixer ses œuvres de version définitive. Handicap dont il fait évidemment une vertu, un atout. Ce qui nous vaut la magnifique liberté des Harmonies ou des Années, liberté qui est tout le contraire du négligé ou du laisser-aller. Chez Liszt, c’est l’expression qui fait la forme. Exception majeure : la Sonate en si mineur, à propos de laquelle, d’ailleurs, il ne dit pas un mot, et qui est pour moi, après la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven, le monument des monuments. Valéry disait : on ne finit pas un livre, on l’abandonne.

Vous affirmez aussi que Liszt n’est pas Chopin…
 Ce sont deux antithèses, avec pour seuls points communs le piano et le bel canto. Le monde de Chopin est clos, centripète, celui de Liszt est centrifuge. Imagine-t-on Chopin écoutant Christus ?

Propos recueillis par Christian Wasselin

A consulter : le site de l’année Liszt (www.anneeliszt.com).
A lire, de Jean-Yves Clément : Franz Liszt ou la dispersion magnifique (Actes/Sud Classica, 2011, 213 p., 18 euros).

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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