By heart de Tiago Rodrigues

Une expérience poétique et politique excetionnelle

By heart de Tiago Rodrigues

Aurait-on imaginé un spectacle passionnant consacré à l’apprentissage d’un sonnet de Shakespeare ? C’est pourtant ce qu’a réussi le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues (qui a présenté un beau spectacle poétique à Avignon en 2015, Antonio e cleopatra) avec By heart, déjà programmé au théâtre de la Bastille (2014) où il revient pour quelques jours. Plus qu’un spectacle, il propose une expérience d’une apparente grande simplicité qui véhicule une réflexion complexe.

La puissance de résistance des mots par l’exemple

Sur scène dix chaises où vont prendre place dix volontaires pour apprendre un texte par cœur sans savoir lequel. Selon le groupe, la tonalité de l’expérience est chaque fois différente. Ce soir-là, dix lycéens se sont prêtés au jeu et c’était intéressant de percevoir leur inquiétude, leurs réticences, leur plaisir à se retrouver sous les projecteurs dirigés par un metteur en scène qui ne les instrumentalise nullement mais au contraire instaure une relation amicalement professionnelle. Si Tiago Rodrigues se contentait de leur faire mémoriser vers après vers, en chef d’orchestre, les quatorze vers du sonnet, la proposition serait fastidieuse. L’idée est de leur transmettre, à eux comme au public, la puissance de résistance politique des mots, la nécessité d’apprendre par cœur, ou plutôt avec le cœur, des textes que personne ne pourra jamais leur enlever. Pour faire comprendre le propos, il conte avec grand talent un certain nombre d’histoires en apparence disparates qui peu à peu vont se rejoindre en un seul écheveau. Impossible de ne pas citer l’émouvante histoire de l’écrivain Boris Pasternak au congrès soviétique des écrivains de 1937 qui, se voyant condamné quelle que soit son attitude, s’est tout à coup levé et a prononcé seulement le nombre « 30 », faisant se lever deux mille personnes qui ensemble ont récité le Sonnet 30 de Shakespeare (Pasternak en était le traducteur) et ont ainsi tenu tête par la poésie aux autorités soviétiques. Ou comment le poète Ossip Mandelstam a survécu de manière posthume grâce à sa femme qui invitait régulièrement dix personnes pour leur apprendre un poème de son mari, qui eux-mêmes le transmettaient à dix autres personnes et ainsi de suite de façon à faire vivre l’œuvre jusqu’au jour où elle pourrait être imprimée. Ou encore l’histoire de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, où pour résister aux autorités qui font brûler tous les livres, un groupe de résistants réfugiés dans une forêt apprennent des livres par cœur et les transmettent oralement et prennent le nom de l’oeuvre pour pseudonyme, « L’Etranger », ou « Camus », « Le Procès », ou « Kafka » ; quand l’œuvre est trop longue pour une seule personne, ces soldats d’un drôle de genre forment des pelotons, le peloton « Guerre et Paix », « A la Recherche du temps perdu » etc. Ce soir-là au théâtre de la Bastille, c’était le peloton « 30 » qui s’employait à « ingérer » un sonnet, se l’incorporer au sens propre du terme. On peut tout nous prendre mais on ne peut confisquer ce qui est en nous. On connaît les récits des rescapés de la Shoah qui ont survécu grâce à la littérature. Tiago Rodrigues tisse son affaire autour de l’histoire touchante de sa grand-mère qui, devenant aveugle, lui a demandé de choisir pour elle un livre qu’elle apprendrait par cœur et qu’elle pourrait feuilleter mentalement dans la nuit à venir. Il parle des livres qui constituent notre bibliothèque mentale comme des éléments de décoration intérieure.

Un acte de résistance poétique

De manière très subtile, et avec humour, Tiago Rodrigues fait acte de résistance poétique en démontrant combien les mots peuvent être une arme contre la barbarie et surtout un gage de liberté inaliénable qu’aucun KGB, CIA ni Gestapo ne pourraient nous enlever. Au passage, cela devrait faire réfléchir l’Education nationale qui pourrait s’inspirer de cette réflexion pour transmettre aux enfants le goût des mots. Ce soir-là, dix lycéens ont appris un poème difficile de Shakespeare et il est fort probable qu’une partie du public, intérieurement, aussi. Un seul regret, By heart n’est programmé que quelques jours à Paris ; on aimerait qu’il tourne en France, dans les lycées et les théâtres.

By heart de Tiago Rodrigues, écrit et interprété par Tiago Rodrigues Texte avec extraits et citations de William Shakespeare, Ray Bradbury, George Steiner et Joseph Brodsky, entre autres Accessoires et costumes Magda Bizarro Traduction française Thomas Resendes. Au théâtre de la Bastille jusqu’au 26 janvier à 19h30, dimanche à 17h. Durée : environ 1h30.

Photo Magda Bizarro

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook