Avec Joël Pommerat de Marion Boudier
Décryptage
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- 11 décembre 2015
- Critiques
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1990, c’est la date de naissance de la compagnie de Joël Pommerat, Louis Brouillard, qui à cette occasion loue le théâtre de la Main d’or sans avoir ni spectacle ni texte. Cela en dit long de la démarche artistique de Pommerat, par ailleurs pas si facile à cerner. C’est ce à quoi s’est employée Marion Boudier, forte de sa formation universitaire (docteur en arts du spectacle et agrégée de lettres modernes) et de sa fonction de dramaturge au sein de la compagnie. Sa connaissance de la compagnie de l’intérieur lui donne l’avantage pour nous faire pénétrer dans les secrets de fabrication mais cette situation privilégiée induit une subjectivité forcément suspecte. Ceci dit, son objectif n’est ni la critique ni l’hagiographie mais le décryptage d’un corps théâtral singulier qu’elle mène, disons, avec une bienveillance certaine.
Loin des analyses universitaires théoriques et abstraites, l’ouvrage s’attache à rester concret, s’appuyant précisément sur ce qu’on peut appeler un « répertoire » — selon le vœu de Pommerat qui rêve « de jouer les créations sur des durées de vingt, trente ans, voire plus. Qu’on voie vieillir les comédiens avec les spectacles. » — en perpétuel évolution mais qui repose toujours sur les mêmes principes dont le principal est « l’écriture de plateau » qui se distingue de ce qu’on entend habituellement par cette formule.
Le travail prend appui sur d’importantes recherches documentaires en amont des répétitions, menées par l’ensemble des collaborateurs acteurs compris. Pommerat n’écrit rien et repousse même le plus tard possible le moment de l’écriture (« le texte, c’est la trace que laisse le spectacle sur le papier ») ; il travaille dans un va-et-vient entre plateau et écriture, est à l’écoute de ses collaborateurs mais garde la main mise sur les orientations (il peut arriver que certains comédiens soient déclarés à la SACD comme coauteurs). Cette démarche évoque les théories de Appia, Craig, ou même Artaud qui préconisait l’abandon de la hiérarchie texte/mise en scène, à laquelle fait écho ce que Bernard Dort appelait « la représentation émancipée ». Il ne faut pas s’y tromper, pas d’écriture collective ici mais une recherche commune indispensable pour inventer et partager une aventure artistique et humaine sur plusieurs mois.
Une des caractéristiques du travail de Joël Pommerat est l’absence de hiérarchie entre tous les éléments de création. La scénographie est souvent à l’origine de l’impulsion première, l’univers sonore (amplification des voix, play-back, voix off) contribue à la construction mentale des images dans l’esprit du spectateur : « le vrai visage au théâtre c’est la voix », dit Pommerat. L’espace et la lumière nourrissent la dramaturgie. Les noirs d’Eric Soyer sont fameux, contribuant aux fréquents effets « séquence de cinéma », alimentés par des procédés typiques de la caméra.
Par tous ces moyens, Pommerat entend produire un théâtre réaliste mâtiné d’étrangeté, non sans lien avec le réalisme magique des artistes sud-américains. Ainsi s’en explique-t-il dans des notes inédites à propos du spectacle Au monde : « Le plus étrange avec le plus simple, le plus banal, le plus intime avec le plus épique, le plus sérieux, le plus tragique avec le plus dérisoire, le plus actuel avec le plus anachronique, réunir tout ça […] rendre théâtralement un peu de réalité, car mon obsession, c’est ça, saisir un peu de réalité ».
Cela explique en partie le goût de Pommerat pour les contes, récits légendaires qu’il se réapproprie en en développant certains aspects. Cette pratique est exemplaire de sa manière de procéder, considérant qu’on met toujours « ses pas dans les histoires existantes ». Si l’on devait cerner les centres d’intérêt de Pommerat, on dirait qu’il s’intéresse essentiellement à l’homme, à ses représentations et à ses valeurs ; de spectacle en spectacle, il élabore un condensé de la société qui brasse monde du travail et relations familiales avec le souci de rendre visible les espaces mentaux, de faire découvrir « l’insolite sous le familier », selon la formule de Brecht, de susciter le trouble, l’indécision, l’imaginaire.
Si l’on voulait le situer, on pourrait signaler qu’il fréquente les œuvres de Vinaver, Bond ou Koltès tout autant que celles de Shakespeare, Maeterlinck, Brecht ou Tchékhov avec qui il a en commun cette manière singulière de montrer les choses sans jamais juger les personnages (par exemple, Au monde s’appuie sur Les trois Sœurs) ; du côté du cinéma, ce serait Fellini, Antonioni, mais aussi Lynch, Cavalier ou encore Bergman dont il s’inspire pour la première scène de La Réunification des deux Corées.
Un mot du fonctionnement de la compagnie. Il est intéressant d’apprendre que depuis 15 ans, les collaborateurs reçoivent le même salaire pendant les périodes de création. Les subventions publiques comptent pour 10% dans l’économie générale de la compagnie qui refuse tout mécénat privé et veille à son indépendance de décision même en situation de résidence. Cette importante prise de risque est possible d’une part grâce à certains partenaires qui offrent temps et espace à la compagnie et d’autre part grâce aux nombreuses tournées qui, par ailleurs, par un effet secondaire fâcheux, freinent les nouvelles créations puisque tout le monde est sur les routes. Par ailleurs Pommerat ne souhaite pas diriger un théâtre pour se consacrer entièrement à la création.
Pour pallier les difficultés financières et garder leur indépendance, Anne de Amézaga, co-directrice de la compagnie, a sollicité le ministère de la Culture pour que soit inventé un statut spécial de « CDN hors sol ». Décidément la compagnie Louis Brouillard est vraiment inclassable.
Il lui aura fallu attendre quinze ans pour jouir d’un début de reconnaissance en 2004 avec Au monde, confirmée au Festival d’Avignon 2006 avec la programmation de quatre spectacles, suivie de quelques prix (molière, prix du syndicat de la critique, prix de l’Académie française). Toujours à l’affût de nouvelles voies (voix ?), Pommerat n’hésite pas à rebattre les cartes, à remettre en jeu son vocabulaire comme il l’a fait dans son dernier spectacle sur la Révolution française, Ça ira (1) fin de Louis. Qu’on apprécie ou pas son esthétique, il est indéniable, et c’est ce qui ressort de l’ouvrage de Marion Boudier, qu’il construit une œuvre inédite à tous points de vue qui, comme toutes les grandes œuvres d’art, ne laisse pas entrevoir son processus de réalisation.
En guise de conclusion, une citation de l’ouvrage de Marion Boudier : « A travers une inquiétante étrangeté, des clairs obscurs et des apparitions, avec des personnages ambivalents, des points de vue contradictoires, des histoires bancales, à travers la suggestion, la multiplication ou la suspension des significations, pour ne citer que quelques procédés du trouble, Pommerat vise à créer un sentiment de perplexité. Celle-ci renvoie le spectateur à la complexité de son positionnement dans la société. Créer du trouble, c’est restituer au spectateur l’étrangeté du réel, le confronter à nouveaux frais à l’épreuve de l’existence. Et cela même si c’est pour de faux, ou précisément parce que c’est pour de faux : le théâtre est un lieu d’expérience et d’expérimentation ».
Marion Boudier, Avec Joël Pommerat, un monde complexe, , Actes sud-papiers, coll. Apprendre, 2015. 184p.
Rappelons l’ouvrage de Joël Pommerat, Théâtre en présence, Actes sud-papiers, 2007
Joël Pommerat et Joëlle Gayot, Joël Pommerat, troubles, Actes-sud, 2009.
© Elisabeth Carrechio/Cici Olsson
Photo 1 Cercles/fictions
Photo 2 Cendrillon
Photo 3 La réunion des deux Corées
Photo 4 ça ira, fin de Louis