Au but de Thomas Bernhard
Litanies de la suffisance petite-bourgeoise
Dans le premier acte, l’auteur dramatique dont on parle est absent. Deux femmes ont assisté à la représentation de sa pièce, intitulée – et c’est tout un programme – Sauve qui peut. Elles ont aimé le spectacle, elles ont vu l’auteur à la sortie pour lui demander un autographe. Elles sont mère et fille, et c’est la mère qui s’exprime. Quand la fille peut placer un mot, la mère reprend aussitôt les rênes de la conversation, en n’acceptant qu’une réponse de quelques syllabes de temps en temps. Cette mère est tyrannique, écrasante. Peu cultivée, elle s’exprime sur le texte de la pièce avec autorité et en mêlant ses critiques à l’évocation de sa propre vie. Dans le deuxième acte, le jeune auteur répond à l’invitation qu’on lui a faite. Il vient passer des vacances au bord de la mer avec ces deux femmes. Il peut dire quelques phrases en se glissant dans le monologue circulaire que poursuit la mère au verbe appuyé et intarissable.
Au but est sans doute l’une des pièces les moins jouées de Thomas Bernhard. En 1981, Bernhard n’a pas encore écrit ses grandes pièces mais ses romans l’ont déjà fait largement connaître. Son ironie ravageuse est déjà en œuvre. Tout en traçant un portrait de femme blessée et féroce, il se moque du commentaire du public et des gens prétendumentt autorisés sur la création littéraire et théâtre. Ce chant de gloire aux jeunes auteurs dramatiques poussé par une admiratrice incompétente ridiculise la médiocrité de la pensée bourgeoise et petite-bourgeoise.
Christophe Perton, confronté à l’étroitesse de la deuxième salle du Poche (au sous-sol), en tire un admirable parti, en nous plaçant dans une double pièce étriquée où le monde extérieur, sa grandeur et sa plénitude, n’entreront qu’à la dernière seconde. Tout n’est d’abord que litanies : dans ce registre répétitif où les mots se détruisent dans la suffisance à peine sont-ils prononcés, Dominique Valadié est une reine. Elle joue la mère l’air assuré et lointain, comme un animal qui viendrait de passer à l’état de l’homo sapiens et se délecterait de mots qui sortiraient de ses lèvres, comme malgré lui. Son interprétation très bernhardienne mêle étonnamment l’intelligence et la mécanique, la lassitude et la passion, l’indifférence et l’implication. Mais on sait que Dominique Valadié est l’une des plus grandes actrices françaises. Léna Bréban joue avec délicatesse la dépendance, l’existence sous la soumission. Yannick Mozelle, qui interprète l’écrivain, le double de Thomas Bernhard, surprend car on n’imagine guère l’écrivain autrichien en jeune homme. Mais il est convaincant, en auteur débutant et timide. Toute la soirée orchestrée par Perton est sur le fil du rasoir, affûtant Au but jusqu’à son tranchant le plus extrême.
Au but de Thomas Bernhard, texte français de Claude Porcell, mise en scène de Christophe Perton, scénographie de Christophe Perton et Barbara Creutz, lumière d’Anne Vaglio, son d’Emmanuel Jessua, costumes de Samuel Theis, avec Dominique Valadié, Léna Brébant, Yannick Morzelle, Manuela Beltram.
Poche-Montparnasse, 21h, tél. : 01 45 44 50 21, jusqu’au 5 novembre. (Durée : 2 heures).
Photo Scènes&Cités.