Ariodante, al dente

Superbement chanté et mis en scène au Palais Garnier, l’opéra de Haendel est une vraie gourmandise.

Ariodante, al dente

ON RESTE CONFONDU DEVANT la prodigalité de Haendel, capable de composer en quelques mois Ariodante (créé en janvier 1735 à Covent garden) puis Alcina (créé dans le même lieu en avril de la même année), deux ouvrages inspirés du poème Orlando furioso de l’Arioste. Ces deux ouvrages ont aussi en commun d’épouser la forme de l’opéra seria, qui consiste en une suite d’airs da capo réunis par des récitatifs. Nous sommes loin ici de la tragédie lyrique à la française, qui multiplie les ensembles, les chœurs, les intermèdes instrumentaux : Ariodante, ainsi, ne contient que deux chœurs (à la fin du premier acte et à la fin du dernier) et deux duos, à la toute fin de l’ouvrage.

Il faut donc que le metteur en scène qui aborde un pareil ouvrage sache tenir la distance, d’autant que l’intrigue d’Ariodante se résume en quelques phrases : Polinesso, amoureux éconduit de Ginevra, feint d’aimer Dalinda, la confidente de celle-ci ; il la convainc de s’habiller comme Ginevra afin de montrer à Ariodante, promis à Ginevra, que sa fiancée le trompe. Le méchant sera démasqué, et tout rentrera dans l’ordre.

Ariodante chez les Windsor

Robert Carsen nous avait ébloui avec Alcina. À la faveur d’Ariodante, il renouvelle son exploit et nous offre une mise en scène d’une grande intelligence esthétique et dramatique, qui habille les personnages dans des costumes d’aujourd’hui mais stylisés par le lieu de l’action elle-même : l’Écosse. D’où des tartans, une prépondérance du vert d’abord et du violet ensuite, des cerfs espiègles apparaissant par l’ouverture des portes percées dans le décor, et des allées et venues de serviteurs qui servent à boire et servent aussi à détendre l’atmosphère. Le tout est éclairé avec soin, comme toujours chez Robert Carsen, les personnages s’exprimant parfois seuls à l’avant-scène, devant un rideau baissé, lorsque la concentration de la situation l’exige. On regrettera seulement que la mise en scène renoue avec un procédé devenu lieu commun : les journalistes, en jean et doudoune, intervenant sur scène avec micros et caméras. Le chœur final en revanche, qui fait intervenir une foule de touristes ébaubis dans une espèce de musée Grévin dont les cires figurent autant les personnages de l’opéra que les membres de la famille royale d’Angleterre, est un moment d’humour bienvenu.

Tenir la distance, c’est aussi le défi que lance Haendel à ses chanteurs. Ceux réunis au Palais Garnier affrontent sans faiblir les ornements proliférants imaginés par le compositeur. Emily D’Angelo (Ariodante) n’a pas une voix très volumineuse, mais sa technique éblouit ; ses pages d’introspection, notamment le célèbre « Scherza infida », sont encore plus maîtrisés que ses airs virtuoses ; c’est dire. Plus sonore, Olga Kulchynska est une Ginevra sensuelle (admirable et douloureux « Il mio crudel martoro »), cependant que Tamara Banješević, le timbre assez peu caractérisé, campe une Dalinda délurée quand il le faut. Matthew Brook s’impose naturellement en père noble, Eric Ferring apporte à la distribution la couleur de ténor dont elle a besoin, enfin Christophe Dumaux, lui aussi impeccable techniquement, est le traître de service que sa voix de contre-ténor (qui se permet quelques graves poitrinés spectaculaires) rend on ne peut plus maléfique, mais qui réserve aussi quelques apartés comiques.

Le plaisir du cauchemar

On n’oubliera pas Enrico Casari, dans le petit rôle du ministre Odoardo, on citera surtout Harry Bicket, à la tête de l’English Concert, qui soutient les chanteurs avec la même souplesse et la même tension jusqu’à la fin. L’orchestre de Haendel n’est pas celui de Rameau, il ne faut pas s’attendre ici à des flûtes-oiseaux ou à des bassons volubiles : la très brève intervention des cors (à la fin du premier acte) et celle des trompettes (au début du troisième) sont les rares taches de couleur dans une trame orchestrale plus transparente que colorée.

On remarquera toutefois qu’Ariodante, à plusieurs reprises, ménage des plages pour le ballet : le divertissement de la fin du premier acte est un moment presque obligé pour célébrer les fiançailles d’Ariodante et Ginevra, mais le ballet du II, qui figure le cauchemar de Ginevra, a quelque chose d’imprévu (on n’ose pas dire gluckien !), d’autant qu’il est suivi d’un bref récitatif qui clôt l’acte de manière abrupte. Ces danses, écossaises ou de fantasmagories, réglées par Nicolas Paul, s’intègrent parfaitement à un spectacle dont la réussite musicale et scénique est une promesse tenue de volupté.

Illustration : Emily D’Angelo est Ariodante (photo Agathe Poupeney/Opéra national de Paris)

Haendel : Ariodante. Emily D’Angelo (Ariodante), Olga Kulchynska (Ginevra), Tamara Banješević (Dalinda), Matthew Brook (le Roi d’Ecosse), Eric Ferring (Lurcanio), Christophe Dumaux (Polinesso), Enrico Casari (Odoardo). Mise en scène : Robert Carsen, décors : Robert Carsen et Luis F. Carvalho, costumes : Luis F. Carvalho, lumières : Robert Carsen et Peter Van Praet, chorégraphie : Nicolas Paul. Chœur de l’Opéra national de Paris (chef des chœurs : Alessandro Di Stefano), The English Concert, dir. Harry Bicket. Palais Garnier, 2 mai 2023 (représentations suivantes : jusqu’au 20 mai).

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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