Alceste, comme un chien dans un jeu de quilles
Rencontre avec Gilles Privat le Misanthrope d’Alain Françon
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- 6 septembre 2019
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Alain Françon, qui a forgé son statut d’excellence essentiellement sur les terres de la dramaturgie contemporaine, s’empare enfin de Molière avec Le Misanthrope . Un choix qui doit beaucoup au désir de confier le rôle à Gilles Privat, qu’il retrouve pour la dixième fois (Théâtre de la Ville - Espace Cardin du 18/09 – 12/10).
Gilles Privat n’est pas de ces acteurs qui brûlent les planches. Non. Il est de ceux-là, rares, qui désespèrent la définition et l’adjectif, mais chaque fois étonnent et sidèrent par leur manière de ne pas « endosser » mais d’être absolument le personnage. C’est que pour lui, le théâtre est le contraire du déguisement, mais un art de la vérité, affiné continûment et sans interruption depuis 1981.
Plutôt discret, voire secret, Gilles Privat pourrait pourtant se pousser du col. Rares en effet, ceux qui comme lui n’ont pas quitté la scène un seul jour et peuvent afficher un riche parcours ponctué de rencontres avec quelques maîtres de la scène européenne et d’un bref détour par la Comédie-Française (1996-1999), quittée par l’appel d’alléchantes aventures artistiques au cours desquelles il sera notamment, Azdack (Brecht) avec Benno Besson, Vania (Tchekhov), Clov (Fin de Partie) pour Alain Françon, Argan (Le Malade imaginaire), Arnolphe (L’Ecole des femmes) au Théâtre de Carouge où il passa sans sas de décompression de Cyrano (Celui de Rostand) dans la mise en scène de Jean Liermier, au Misanthrope dans celle d’Alain Françon. Deux personnages qui pourraient bien ne pas être aussi antinomiques qu’il y paraît.
ENTRETIEN
Passer de Cyrano à Alceste, n’est-ce pas une manière de grand écart ?
C’est surtout sur la forme que l’enchaînement des deux pièces est compliqué. Les alexandrins sont aussi monstrueux les uns que les autres, mais ils sont très différents. Trois siècles les séparent. Si on faisait une comparaison musicale, on pourrait dire que Cyrano c’est Tchaïkovski, ça roule, ça parle au cœur, alors qu’Alceste c’est plutôt Webern. L’alexandrin est plus difficile, la langue plus baroque, le verbe est toujours à la fin, il y a plein d’incises. Cependant, si l’histoire et la forme sont différentes, on peut trouver des similitudes dans les personnages, du moins dans la version assez sombre du Cyrano que proposait Jean Liermier. Avant le brillant bretteur, il retenait le laid qui ne se sent pas le droit d’aimer. Pour moi, il y a dans la tirade des « Non merci » un chemin d’intransigeance qui peut mener à Alceste, celui-ci étant plus radical ! Encore que !….si on y réfléchit ce n’est tout de même pas banal quelqu’un qui arrive au théâtre et ordonne au comédien, en l’occurrence Montfleury, de quitter la scène en lui déclarant qu’il est un acteur exécrable. A sa façon Cyrano est aussi insupportable.
Est-ce à dire que pour vous, Alceste est insupportable ?
On peut le dire comme ça. En tout cas Alain Françon a voulu enlever tous les présupposés généralement attachés à la pièce et revenir à l’os du texte. Il ne voulait pas que je sois un jaloux qui trépigne. Dès la première scène, en déclarant à Philinte à qui il reproche d’être complaisant avec tout le monde, qu’il faut « qu’on soit sincère en toutes choses », Alceste annonce la couleur. Ce qui vaut pour l’ami, vaut aussi pour Célimène dont il est amoureux. D’elle il exige, non seulement qu’elle n’ait pas d’autres soupirants, mais aussi qu’elle se plie à ses exigences de clarté. C’est-à-dire être le contraire d’elle-même ce qui est impossible. Admirable dans ses convictions, son besoin de vérité, son caractère entier, son incapacité à dissimuler le rendent insupportable et le coupent du monde.
Jouer Molière demande-t-il une approche particulière ?
Un vieux réflexe culturel veut qu’avec Molière on a toujours l’impression quand on aborde un rôle qu’on serre de près le propos de la pièce. Ça m’avait frappé en jouant Arnolphe de L’Ecole des femmes dans la mise en scène de Jean Liermier. On pense que c’est un vieux qui aime une petite jeune. Pas du tout. C’est un homme qui découvre l’amour. Mais on ne s’en rend compte qu’en travaillant le rôle. Les personnages de Molière sont plus complexes qu’on se l’imagine à la première lecture. Pour Le Misanthrope , j’avais très peur. Je pensais que c’était une pièce de salon toute sur le discours et que je ne serais pas capable de faire ça. Mais comme Alain est très précis et travaille sur le sens, on peut parcourir tous les chemins et sentiers susceptibles de nous conduire vers le personnage.
Ce qu’il y a de merveilleux avec ces grands personnages, c’est qu’ils sont multiples et ont une profondeur qu’on ne finit jamais d’explorer.
Est-ce que votre crainte d’aborder le Misanthrope signifie qu’un comédien ne peut pas tout jouer ?
Quand on sort de l’école, on pense qu’on peut tout jouer, qu’il est possible d’aller dans tous les rôles, mais petit à petit on prend conscience que c’est tout le contraire. Que ce sont les rôles qui nous mettent en jeu, c’est-à-dire, que c’est la sincérité de l’acteur qui donne sa vérité au personnage. Je dirais qu’on peut tout jouer à condition d’être soi-même dans tous les rôles.
Dans votre parcours de comédien, qui n’a jamais quitté le plateau depuis ses débuts, on retrouve régulièrement les noms de Benno Besson, Matthias Langhoff et Alain Françon. Trois metteurs en scène de styles très différents ?
J’ai travaillé avec beaucoup d’autres metteurs en scène, dont certains, comme Jean François Sivadier, Clément Hervieu-Léger et bien sûr Jean Liermier sont toujours des rencontres fructueuses, mais ces trois-là sont mes maîtres.
Il y a une véritable filiation entre les deux premiers. Tous deux ont vécu à Berlin-Est et travaillé au Berliner Ensemble. Tous deux sont des enfants de Brecht, en ligne directe pour Benno Besson qui lui, fut son assistant et le suivit au Berliner. Avec lui c’était du théâtre dans le castelet, les masques, les décors, il aimait à dire « la peinture se regarde, la musique s’écoute. Pour moi le théâtre c’est les deux, ça s’écoute et ça se regarde ». Matthias Langhoff est plus baroque et plus frontal. Il aime à organiser le chaos. Avec lui tout fait signe. Sa manière me fait penser à ces tableaux de Breughel où tout a la même importance. Alain Françon, lui, est plus sur la précision du sens. Peu friand de théâtralité exacerbée, il travaille à rendre l’essence même du texte, il veut en percer tous les enjeux et nous les rendre évidents. Entre eux je ne choisis pas. Tous les trois m’ont fait des propositions qui m’ont tellement enrichi.
Que vous a-dit Alain Françon sur ses raisons de monter le Misanthrope aujourd’hui ?
A l’issue des représentations de Toujours la Tempête de Peter Handke pièce dans laquelle Gregor, le personnage que je jouais concluait : « je suis devenu un misanthrope », Alain Françon m’a dit : « Maintenant on va le faire ! ». Au-delà de l’anecdote, ce qui l’intéresse dans cette pièce c’est que Molière ne parle ni de la famille, ni des bourgeois, ni des rapports maîtres-valets, mais nous donne à voir tout un petit monde qu’il connait bien, celui qui gravite autour du Roi Soleil. A cet égard la lecture de l’ouvrage du sociologue Norbert Elias, La Société de cour a été un précieux viatique pour aborder le travail. Pour mieux asseoir son pouvoir et tenir en laisse une aristocratie parfois frondeuse, Louis XIV convoque toute la noblesse à la Cour, l’enferme dans une cage dorée et lui fait faire antichambre assis sur des tabourets. Privés de leur domaine, soumis au bon vouloir du Roi, les grands seigneurs n’ont plus que la parole comme pouvoir et doivent jouer des coudes pour être conviés au grand ou au petit coucher. Dans cette société très codée où tout n’est qu’apparence et compromission, Alceste, avec son besoin de vérité, fait figure de chien au milieu d’un jeu de quilles.
Qu’a à voir la société que décrit Molière avec la nôtre ?
Tout évidemment. C’était très impressionnant les parallèles que nous pouvions établir pendant les répétitions, mais nous n’avons pas cherché à la moderniser. Nous sommes dans un espace-temps qui pourrait être les années cinquante. Un temps indéfini, ramené vers nous par des costumes d’une époque qui ressemble à la nôtre, mais sans portable.
De tous les personnages, Oronte, qui parle au Roi, a le plus de pouvoir et les petits marquis pourraient bien sortir de l’ENA. Les jeux de pouvoir et de compromissions ne sont pas seulement actuels, ils sont universels. Ce sont tous ces jeux de pouvoir à l’œuvre qu’a voulu montrer Alain Françon, sans prendre parti entre Philinte et Alceste. Il laisse aux spectateurs le choix de décider qui a tort ou raison en même temps que toute leur chance aux personnages. Le sonnet d’Oronte pourrait ne pas être si ridicule et Célimène être la seule femme libre de la pièce.
Photos ©Jean-Louis Fernandez